FACE À FACE /
Travailleurs indépendants: quelle protection?
INTERVIEW Donatienne Coppieters I PHOTO Michael De Lausnay | TEMPS DE LECTURE: 5 MINUTES | 15 FÉVRIER 2023
Le statut de (faux)indépendant s’étend de plus en plus à tous les secteurs. La plupart des métiers s’exercent actuellement de manière interchangeable comme salarié ou comme «indépendant», même si on a un donneur d’ordre qui ressemble très fort à un patron. Martin Willems, représentant de United Freelancers, le service de la CSC pour les indépendants sans personnel et les travailleurs de plateforme, tire la sonnette d’alarme. Ces travailleurs ne sont en effet pas protégés par le droit du travail. La mort d’un livreur de repas à vélo le 6 février dernier en est une illustration macabre (lire l’article).
Le travail de plateforme est un secteur où se pose très fort la question de la fausse indépendance. La commission Relations de travail a été saisie à 2 reprises concernant le statut de livreurs Deliveroo et d’un chauffeur Uber. Quels ont été ses avis?
La commission Relations de travail a été instituée en 2013 dans le cadre de la loi Relations de travail de 2006. Elle peut être saisie par tout travailleur ou employeur travaillant en Belgique qui veut savoir si sa fonction relève plus du statut d’employé ou d’indépendant.
En 2018, deux livreurs de Deliveroo, accompagnés par la CSC, ont saisi la commission qui a estimé que les 2 livreurs devaient être salariés. Deliveroo a contesté la décision devant le tribunal du travail qui a annulé la décision de la commission.
Il y a 2 ans, un chauffeur Uber, également accompagné par la CSC, a saisi la commission qui a décidé, fin 2020, que ce chauffeur devait être salarié. Uber a également contesté cette décision devant le tribunal du travail, probablement parce qu’il y voyait un précédent dangereux. Le jugement rendu fin 2022 dit que la décision de la commission Relations de travail est mauvaise et que le chauffeur peut être indépendant. La CSC va aussi interjeter appel, tout comme l’État belge et l’ONSS.
Quel est le raisonnement du tribunal dans l’affaire Uber et Deliveroo?
Le tribunal vérifie les critères qui ont été établis par les interlocuteurs sociaux et constate dans les 2 cas que les critères sont remplis et que la présomption va dans le sens de salarié. Malgré cela, il regarde les critères généraux qui sont très flous et finalement, il ne voit pas vraiment de raison de contester ce que dit l’employeur. Cette manière de juger est très interpellante parce que ça veut dire que même dans les secteurs reconnus par le législateur et les interlocuteurs sociaux comme étant sensibles à la fausse indépendance, le tribunal n’en tient pas compte.
Si le jugement avait été favorable, quelles auraient été les conséquence pour les secteurs concernés?
Pour Deliveroo, il s’agit de deux livreurs sur plus de 10.000 qui travaillent chaque année. Pour Uber, il s’agit d’un chauffeur sur 3.000. C’aurait eu une indication symbolique importante qui aurait permis d’aller à l’inspection sociale et de lui demander pourquoi ce statut de salarié ne s’applique pas à tous les autres.
Quelles sont les conséquences de cette extension vers plus de travail indépendant au niveau des conditions de travail?
Le problème n’est pas que les gens soient indépendants, mais que le droit du travail ne s’applique pas aux indépendants. Ils peuvent être payés en dessous du salaire minimum, à la livraison ou à la course et non pas à l’heure. La limite du temps de travail, la protection de la maternité, etc. ne doivent pas s’appliquer. Ils ne sont pas couverts en cas d’accident du travail. On ne leur garantit pas un volume de travail. Ce sont des contrats à l’appel où on dit au travailleur chaque semaine ou chaque mois si on veut qu’il vienne un jour, trois jours par semaine, ou zéro.
-//-
«Avec le glissement du statut de salarié vers celui d’indépendant, on perd un siècle d’acquis de droit du travail»
_
MARTIN WILLEMS
Quelles sont les conséquences pour la sécurité sociale?
Les indépendants ont leur propre sécurité sociale avec des droits qui s’approchent de ceux des salariés, mais avec un régime de cotisations qui est beaucoup plus bas. Si ça se confirme que de plus en plus de salariés sont remplacés par des indépendants, on va avoir une sécurité sociale beaucoup plus light puisque celle des indépendants est financée à hauteur de 17% des revenus générés par le travail alors que pour les salariés, c’est 38%.
Le travail indépendant, c’est 10 à 15 % du travail total en Belgique. Pour les jeunes, une offre d’emploi sur 2 est sous statut d’indépendant. Il faut voir si on va vers une généralisation. C’est inquitant.
Quels sont les secteurs qui sont les plus touchés par ce glissement du statut d’employé vers le statut d’indépendant?
Au moment où on a fait la loi en 2006, les secteurs sensibles étaient le transport, le gardiennage, l’horticulture, le jardinage… Aujourd’hui, le statut d’indépendant touche tous les secteurs: le nettoyage, le soin aux personnes, le médical, le paramédical en hôpital, les infirmières et les infirmières à domicile, tous les métiers de la construction, le nettoyage, le secteur des arts, de la performance, de l’événementiel, l’horeca, y compris les serveurs, les journalistes, la consultance IT, les comptables, les graphistes, l’enseignement privé, la livraison, la logistique, le coaching, l’esthétique, les magasins franchisés…
Les travailleurs indépendants sont-ils plutôt précaires?
Le nombre de travailleurs pauvres est de 13-14% pour les travailleurs indépendants et de 5-6% pour les travailleurs salariés. Ça ne veut pas dire que tous les indépendants sont précaires. Les travailleurs qui gagnent le plus d’argent sont souvent indépendants parce que c’est un statut qui permet aussi de faire de l’optimisation fiscale.
Mais quand, pour le même boulot, le salarié passe sous statut d’indépendant, il y a un très grand risque de précarisation parce qu’il ne bénéficie d’aucune des protections du droit du travail. Un salarié a la garantie de faire au moins un 1/3 temps, qu’il ne va pas travailler plus que 40 heures par semaine et qu’il sera payé au salaire minimum.
Syndicalement, qu’est-ce qu’on peut faire?
Avec la création de United Freelancers, la CSC a clairement décidé de prendre la défense de ces travailleurs indépendants et de leur permettre de s’organiser
Tout ce qui existe en termes de concertation sociale - les conventions collectives de travail, les commissions paritaires, le CNT - fonctionne actuellement pour les salariés et pas pour les indépendants.
Dans une entreprise de 800 personnes où il y a la moitié d’indépendants, ça veut dire qu’on fait des élections sociales pour 400 personnes. Et quand on négocie quelque chose avec le patron, ça vaut pour la moitié du personnel? À quoi ça rime? Et si le patron ne veut pas appliquer ce qui a été convenu, il peut menacer de faire appel à plus d’indépendants et inversement. C’est une manière de diviser les travailleurs.
Nous voulons représenter tous les travailleurs, et que les accord valent pour tous, quel que soit le statut. Pour ces travailleurs, mais aussi pour combattre le dumping social qui se développe et qui menace les droits de tous les travailleurs.
/La maison des livreurs
Depuis novembre, United Freelancers, le Collectif des coursiers et les Jeunes FGTB animent la Maison des livreurs (123 rue du Trône, 1050 Bruxelles) où tous les travailleurs de la livraison et des plateformes sont reçus le mercredi, le jeudi et le samedi après-midi et en soirée. C’est l’occasion de prendre un café, mais aussi de poser des questions ou demander d’intervenir pour résoudre un problème (par exemple, une déconnexion de compte). Sinon, le livreur est un oiseau pour le chat face à son employeur multinational.