/Dossier Agressions
Interview en texte – Lieven Bax // Photos - Jan Locus // ÉTÉ 2023 // Temps de lecture - 5 minutes
Les personnes exerçant des professions en uniforme, comme les accompagnateurs de train et le personnel d’enregistrement des aéroports, sont de plus en plus souvent victimes d’agressions. C’est du moins ce qu’il semble, si l’on en croit le nombre croissant de messages dans les médias. Malheureusement, il n’existe pas de statistiques fiables permettant de cerner précisément le problème. La criminologue Iris Steenhout de la VUB (Vrije Universiteit Brussel), qui a étudié l’ampleur et l’impact des agressions contre les accompagnateurs de train, qualifie cette situation de «particulièrement regrettable, voire problématique» dans une interview accordée à Tika. Vous pouvez lire pourquoi dans les pages suivantes. En outre, la rédaction de Tika a également recueilli quelques témoignages de victimes.
L'ENTRETIEN /
Iris Steenhout, criminologue à la VUB (Vrije Universiteit Brussel), est non seulement l’auteur de deux études sur l’ampleur et l’impact des agressions contre les accompagnateurs de train, mais aussi une experte par expérience: elle a commencé sa carrière professionnelle en tant qu’accompagnatrice de train et a été confrontée à des agressions à plusieurs reprises au cours de cette période. Steenhout donne quelques conseils à la direction de la SNCB pour réduire le nombre de cas d’agressions.
Les chiffres de la SNCB montrent que le nombre d’agressions contre le personnel de la SNCB a augmenté de 60% depuis 2019 pour atteindre 1.900 cas en 2022.
Les chiffres de la SNCB sont peu parlants, car ils ne reflètent que les agressions signalées. Pour être clair, je ne veux pas minimiser le problème. Je ne doute pas non plus qu’il y ait plus d’agressions envers les accompagnateurs de train. Mais la SNCB ne dispose pas de chiffres fiables. Et c’est particulièrement regrettable, voire problématique. Par exemple, avec des données fiables, on pourrait développer un modèle qui permettrait d’estimer, où et quand, les gens pourraient être confrontés à des agressions à l’avenir, ce qui permettrait de prendre des mesures préventives.
Malheureusement, les victimes d’agressions mineures ne le signalent pas toujours. Pour diverses raisons. L’une d’entre elles est de ne pas vouloir être étiquetée comme un cas à problèmes. Mais porter plainte prend du temps et, si en plus, le travailleur pense celle-ci n’aura pas d’effet, parce que l’auteur n’est pas connu, il se résigne à ne pas le faire. La SNCB a toutefois déjà fait des efforts pour remédier à cette situation. Deux applications ont été développées: l’une pour signaler les trains à risque et l’autre pour signaler des incidents spécifiques. Mais le seuil pour le faire reste manifestement trop élevé.
Comment encouragez-vous les victimes à signaler chaque incident?
Il est très important que les victimes soient entendues et reconnues comme telles. Cela doit être amélioré, par exemple en veillant à ce que le supérieur immédiat de la victime n’ait plus accès au rapport d’agression. Idéalement, un tel rapport devrait être traité par un service psychosocial, qui peut décider de suivre la personne concernée pendant un certain temps. En outre, la SNCB devrait communiquer plus activement sur le nombre de plaintes déposées et sur leur traitement ultérieur. Dans les médias, on ne lit que sporadiquement qu’un délinquant a été condamné. Je reviens également sur l’importance de statistiques fiables. La prise de conscience que des chiffres exacts sont nécessaires pour prendre des mesures efficaces améliorera la volonté de signaler. De meilleurs chiffres sont d’autant plus utiles, pour démontrer aux autorités, qu’en raison d’un manque de ressources, vous ne pouvez pas toujours réagir suffisamment rapidement.
Lors de ma deuxième enquête, j’ai été frappée par le fait qu’un certain nombre d’accompagnateurs de train considèrent que, leurs expériences, en matière d’agressions, font partie de leur travail. Que vous soyez parfois confronté à une agression verbale, vous pouvez encore « l’accepter ». Mais l’échelle à laquelle cela se produit de nos jours.... Quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’être exposé en permanence à des agressions verbales, même «simples», a beaucoup de mal à imaginer le poids que cela commence à avoir. Considérer les coups et blessures comme faisant partie du travail est vraiment absurde.
Avez-vous une explication pour le nombre croissant de cas d’agressions?
Je dois ici être très prudente car je n’ai pas encore fait de recherches à ce sujet. Je suis sûre que cela se fera dans le cadre d’une étude de suivi. Permettez-moi d’insister sur le fait qu’il ne s’agit «que» d’une minorité de voyageurs qui agissent de manière agressive, mais cette minorité cause beaucoup de problèmes et rend le quotidien des accompagnateurs de train, extrêmement difficile, tant sur un plan professionnel que dans leur vie privée.
« Il est absurde que certains accompagnateurs de train considèrent que les coups et blessures font partie de leur travail »
Comment naît l’agression?
Il existe quatre formes d’agression. Une première forme est l’agression instrumentale: un voyageur pense que s’il agit de manière suffisamment récalcitrante, on le laissera tranquille et qu’il pourra ainsi arriver à destination gratuitement. Vous devez vous y opposer fermement. Si vous ne le faites pas, ce voyageur recommencera à l’avenir. L’agression pour vouloir se manifester est un phénomène de tous les temps. Ici, il s’agit souvent de jeunes qui veulent jouer les durs devant leurs amis. Il ne s’agit pas non plus de les excuser, mais ce comportement passera. En attendant, c’est bien sûr l’accompagnateur(trice) du train qui est la tête de Turc. Faire rire la compagnie avec une blague peut alors contribuer à imposer le respect, même si ceci n’est pas toujours facile à évaluer. Une forme d’agression très délicate est l’agression par frustration. Elle résulte souvent d’un manque d’information sur les raisons du retard ou de l’annulation d’un train. Les passagers qui ne reçoivent pas d’informations dans une telle situation osent parfois se retourner contre l’accompagnateur(trice) de train. Le problème est que ce(cette) dernier(ière) ne dispose souvent pas lui(elle)-même des informations nécessaires. Enfin, il y a l’agression gratuite, qui ne peut être évitée. Car les personnes qui ont des problèmes de drogue ou autres prennent aussi le train et ne sont pas toujours maîtres d’elles-mêmes. La seule bonne réaction à cette forme d’agression est de se retirer et de contacter les services d’urgence.
Je ne saurais trop insister sur l’importance d’une formation adéquate pour faire face aux agressions. Un(e) accompagneur(trice) de train est souvent confronté(e) à un agresseur seul(e) ou dans une situation qui peut dégénérer en quelques secondes. Le temps dont il(elle) dispose alors pour évaluer la situation est extrêmement court. Toutefois, grâce à une formation de qualité et répétée, il(elle) apprend à mieux utiliser ce temps. Cela n’exclut pas les erreurs d’évaluation. Mais il est également très important de ne pas cibler à nouveau l’accompagnateur(trice) de train après qu’il(elle) ait déjà été victime d’une agression. L’attitude consistant à rejeter la faute sur la victime, qui est malheureusement encore parfois présente, doit vraiment être supprimée.
Voyez-vous d’autres solutions que de mettre davantage l’accent sur la gestion des conflits lors de la formation des accompagnateurs de train et d’améliorer la circulation de l’information?
Cela me fait surtout penser à la possibilité de faire voyager des agents Securail dans des trains à haut risque. Lorsque j’étais assistée d’un agent de sécurité en tant qu’accompagnatrice de train, j’ai remarqué que les voyageurs présentaient spontanément leurs billets. Le problème, c’est qu’il y a trop peu d’agents Securail. Une autre option consiste à envoyer deux accompagnateurs de train sur les lignes à risque. Mais, bien sûr, il y a aussi une pénurie d’accompagnateurs. En outre, je vois un grand potentiel dans l’analyse approfondie des données et la modélisation prédictive, c’est-à-dire l’anticipation des risques possibles sur la base de modèles statistiques. Enfin, je vois un rôle important à jouer dans la revalorisation des accompagnateurs de train. Je n’oublierai jamais qu’au début de ma formation, on m’a dit que l’accompagnateur(trice) de train, en tant que premier point de contact pour des voyageurs « frustrés », était «le souffre-douleur de la société». Mais je vois les choses différemment: les accompagnateurs de train font partie du cœur et le visage de la SNCB. Veillez donc à ce qu’ils puissent assumer pleinement ce rôle.
/Iris Steenhout
• Née dans une famille de cheminots: son grand-père et son père, entre autres, ont travaillé pour la SNCB.
• A commencé à travailler comme accompagnatrice de train après ses études secondaires.
• Tout en restant accompagnatrice de train, elle a repris des études d’abord en informatique, puis en criminologie et enfin. pour devenir ingénieur civil, tout en s’orientant vers le monde académique.
• Stage à la cellule agressions de la SNCB.
• A fait des recherches à la VUB sur l’ampleur et l’impact des agressions contre les accompagnateurs de train.
Des victimes témoignent
“Un voyageur m'a sauté dessus et a commencé à me frapper au visage avec son poing.”
Sofie* (35 ans) a travaillé comme accompagnatrice de train pendant plus de sept ans et le nombre de fois où elle a été confrontée à une agression pendant cette période est incalculable. Une fois, les choses ont très mal tourné. "C'était un soir de septembre 2018, je me trouvais dans le train entre Anvers-Central et Charleroi-Sud. Une ligne à problèmes. C'est pourquoi deux accompagnateurs(trices) de train sont normalement prévu(e)s sur cette ligne. Mais ce soir-là, j'étais seule. Entre Nivelles et Braine l'Alleud, j'ai voulu contrôler le billet d'un homme assis tout seul dans un compartiment. Il voyageait avec un Rail Pass, mais ne l'avait pas encore rempli. Je ne suis pas stricte et lui ai donné la possibilité de remplir encore une ligne. Certes, après avoir noté un avertissement sur son Rail Pass. L'homme s'est alors redressé et m'a immédiatement sauté dessus. J'ai d'abord réussi à me dégager, mais il m'a rapidement plaqué au sol. Mon agresseur a alors commencé à me frapper au visage avec son poing et ne s'est arrêté que lorsque j'ai réussi à lui jeter mon sac au visage. Il s'est rassis et est descendu à Braine l'Alleud.
"Sofie a été blessée à la mâchoire, aux côtes, sur tout le corps et a subi une légère commotion cérébrale. Mais les dommages psychologiques, en particulier, ont été énormes. "J'ai continué à travailler comme accompagnatrice de train pendant trois ans, mais ne me demandez pas comment j'y suis parvenue. Depuis ce soir-là, je ne suis plus jamais monté à bord d'un train sans avoir peur. Car, contrairement à ce que je pensais, il s'est avéré impossible de voir venir toutes les situations dangereuses. Chaque passager était devenu à mes yeux un agresseur potentiel."
Au bout de trois ans, Sofie ne supportait plus de se rendre au travail le cœur serré à chaque fois. "Malgré plusieurs séances avec un psychologue et en essayant d'éviter des situations conflictuelles potentielles, je me heurtais vraiment à mes limites. Le problème, c'est que mon contrat m'obligeait à rester accompagnatrice de train pendant encore trois ans. A moins que je ne veuille occuper une autre fonction au sein de la direction d’accompagnateurs(trices) de train. Mais je n'ai jamais eu cette ambition. Finalement, la CSC-Transcom m'a aidé à faire la transition en interne vers un travail en coulisses. Sinon, j'aurais dû quitter l'entreprise."
“Un client a essayé de me prendre en otage.”
Patrick* est un technicien de terrain expérimenté. Il a travaillé pour plusieurs entreprises, dont Proximus. Au cours d’interventions d’installation et de réparation, il a été victime, au cours de sa carrière, d’une séquestration et d’une tentative d’agression à l’aide d’un animal. Et il n’est pas le seul… certains de ses collègues ont également été victimes d’une ou plusieurs agressions commises par des clients.
« Dans les deux cas, les faits se sont déroulés alors que je ne pouvais clôturer l’ordre de mission pour cause de problèmes techniques qui ne m’étaient pas imputables et que je ne pouvais pas résoudre moi-même. Contrairement à certains de mes collègues, ces agressions se sont passées dans de beaux quartiers », nous explique-t-il.
« La première fois, je ne pouvais terminer l’installation prévue suite à une panne de matériel. Un collègue d’un autre service devait s’en occuper le lendemain. Le client, patron d’une petite entreprise, a appelé ses amis et ils m’ont empêché de quitter les lieux. Il m’a dit qu’il ne me laisserait sortir que quand j’aurais terminé le travail. Il était déjà tard le soir, les bureaux étaient vides et ils avaient fermé le portail de l’entreprise. Heureusement, j’ai pu sortir dans la cour intérieure où se trouvait ma camionnette, m’y enfermer et appeler la police. Ma plainte n’a malheureusement pas été suivie d’effet. »
« La deuxième fois, comme je rencontrais des problèmes techniques imprévus, la cliente s’est impatientée et a menacé de lâcher son chien sur moi si je ne résolvais pas rapidement la situation. J’ai évidemment quitté les lieux sans attendre. Inutile de préciser que dans les deux cas, c’est un collègue qui a terminé l’ordre de mission les jours qui ont suivi. »
« Actuellement, l’agressivité est omniprésente dans nos sociétés. Dans tous les domaines de la vie et dans toutes les couches sociales. Je pense que cela vient du fait que beaucoup ne respectent plus rien ni personne. C’est chacun pour soi. Sur les routes, on rencontre fréquemment des chauffeurs agressifs ; dans les commerces, on ne se salue plus ; dans les écoles, les parents s’en prennent aux enseignants… Et quand on a eu une mauvaise journée et qu’en plus, le technicien peine à régler des problèmes imprévus, on se défoule sur lui. Les cas d’agression ont toujours existé mais le manque de respect est vraiment une caractéristique de notre temps, c’est un facteur aggravant. »
“Les agressions verbales sont monnaie courante, mais on m'a aussi déjà lancé une chaussure au visage.”
Marc* (56 ans) travaille dans le secteur de l'aviation depuis plusieurs décennies. "J'ai commencé comme agent de sécurité à Brussels Airport. En 2000, j'ai décidé de postuler pour un emploi de steward. Un travail que j'ai exercé pendant vingt ans, dont les dix dernières années en tant que freelance. Entre 2017 et 2020, j'ai combiné le travail de steward avec celui d’accompagnateur de "Passagers à Mobilité réduite" (PMR ) à Brussels Airport. Et aujourd'hui, je travaille toujours exclusivement en tant qu’accompagnateur de PMR."
Les utilisateurs de fauteuils roulants et autres Passagers à Mobilité réduite qui ont réservé un billet d'avion peuvent demander à bénéficier d'un assistant au départ et à l'arrivée. "Malheureusement, tout le monde n'est pas toujours reconnaissant de notre assistance", constate Marc. "Les agressions verbales sont quotidiennes. Il m'arrive même de recevoir une chaussure sur la tête. Parfois, les passagers n'acceptent pas que nous n'ayons pas le temps de dîner avec eux ou de faire des courses ensemble. Ou bien, ils se plaignent des règles et des procédures que nous devons suivre. Dans la plupart des cas, ce ne sont pas les passagers qui agissent de manière agressive, mais des membres de leur famille.
J’ai encore vécu cela récemment. Des parents se sont mis à crier et à fulminer, parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans la camionnette utilisée pour prendre en charge les passagers à mobilité réduite."
Il n'existe pas de cours de formation pour les accompagnateurs de PMR sur la gestion d’agressions. "Je ne peux que m'appuyer sur ce que j'ai appris en tant que steward lors de cours sur la gestion des agressions", explique-t-il.
*Sophie, Patrick et Marc sont des pseudonymes.