FACE À FACE /
«Nous voulons construire une école émancipatrice pour toutes et tous»
INTERVIEW Donatienne Coppieters / PHOTO François de Woot / 15 janvier 2025 / temps de lecture: 6 minutes
Malgré les nombreux arrêts de travail, mobilisations locales et régionales de ces derniers mois et une grève dans l’enseignement le 26 novembre 2024, les parlementaires ont malgré tout voté, le 11 décembre dernier, l’avant-projet de décret-programme concernant l’enseignement. Pour la CSC Enseignement, ce décret s’ajoute à la déclaration de politique communautaire (DPC) qui vont tous deux nuire à l’enseignement dans son ensemble, pas uniquement à l’enseignement qualifiant et professionnel. Les syndicats n’abandonnent pas le combat. Ils continueront à défendre le droit à un enseignement de qualité pour tous et des conditions de travail dignes. Ils annoncent 48 heures de grève générale les 27 et 28 janvier. Xavier Toussaint, professeur de sciences à l’Institut des Sacrés-Cœurs de Waterloo, délégué au CPPT et CE et président de la CSC Enseignement, fait le point sur les enjeux.
L’avant-projet de décret-programme de la Fédération Wallonie-Bruxelles a été voté juste avant le congé de Noël, contre l’avis des syndicats de l’enseignement et malgré toutes les mobilisations menées. Les mobilisations vont se poursuivre. N’est-ce pas vain?
Nous partons du principe que ce n’est pas parce qu’un décret est voté qu’on ne peut pas le revoir et le remettre en question. La démocratie, c’est dynamique.
Nous continuons notamment de contester la réduction du taux d’encadrement dans les filières qualifiantes. Mais notre mécontentement va bien au-delà. Sous la précédente législature, on s’était mobilisé pour un ensemble de motifs tels que la réduction de la taille des classes et la diminution de la charge des enseignants, dont la charge administrative, parce que le nombre d’épuisements professionnels explose. On voulait aussi sécuriser l’avenir du qualifiant et avoir des garanties en ce qui concerne les reconversions des membres du personnel qui perdraient leur boulot, mais on est toujours nulle part. On souhaitait aussi des balises en ce qui concerne l’évaluation des enseignants, or, dans la DPC, le nouveau gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles prévoit une simplification des procédures, ce qui nous inquiète énormément.
On demandait aussi la fin de l’enveloppe fermée dans l’enseignement supérieur, mais le décret voté réduit les moyens alloués. Le gouvernement actuel va à contre-courant de ce qu’on réclame depuis des années et il ajoute une couche en envisageant de supprimer les statuts, ce qui constitue une attaque frontale!
Les pensions des enseignants sont aussi menacées de réduction…
Tous les enseignants statutaires de n’importe quel réseau sont payés par la Fédération Wallonie-Bruxelles et bénéficient d’une pension du secteur public qui est plus avantageuse que dans le privé. Mais c’est un des rares avantages de la fonction. À diplôme équivalent dans le secteur privé, on pourrait peut-être avoir un salaire plus élevé, une voiture de fonction, une carte essence, un ordinateur payé, une assurance groupe, etc. Dans l’enseignement, on n’a pas tout ça et la pension du service public est un des seuls avantages.
Or, le futur gouvernement Arizona souhaiterait économiser jusqu’à deux milliards dans le pot des pensions du secteur public, ce qui concerne les enseignants au premier chef.
Le leitmotiv des gouvernements actuels est de réduire les dépenses et la ministre de l’Enseignement a déclaré qu’elle ne changerait rien. Quelles sont les marges de manœuvre?
Ce sont des déclarations dans la presse, mais la politique ne se fait pas dans la presse. On considère qu’elle se fait à la table des négociations et dans la rue quand c’est nécessaire. Le gouvernement prétend qu’il n’y a pas de marge budgétaire. Il prend des prétextes divers et variés tels que «On va avoir un scénario à la grecque» ou bien «C’est l’Europe qui nous impose ceci ou cela». Dans l’absolu, c’est vrai que l’Europe nous impose de faire des économies, mais l’Europe ne dit pas que ces économies doivent être portées par la Fédération Wallonie-Bruxelles, ni que ce sont les enseignants qui doivent trinquer.
Par ailleurs, le gouvernement wallon réduit les sommes qui reviennent à la collectivité en réduisant les droits d’enregistrement et les contributions sur les héritages, et après on dit qu’on est au bord du gouffre. C’est schizophrène!
Les gouvernements font le choix politique en général de ne pas aller chercher de nouvelles recettes. Nous on souhaite qu’ils aillent chercher l’argent là où il se trouve pour financer les services collectifs dont l’enseignement.
Après une série d’actions ces derniers mois, vous annoncez une grève générale fin janvier… Le mouvement se durcit encore.
La grève est une action extrêmement dure. Celle du 26 novembre 2024 a été très bien suivie. Mais si le gouvernement ne comprend pas avec une grève, il y en aura une deuxième, les 27 et 28 janvier. Le lundi 27, nous serons dans les rues de Bruxelles pour une manifestation générale et pour bien montrer à quel point le mécontentement est grand dans le monde de l’enseignement et à quel point nous portons des revendications qui sont représentatives. Le gouvernement actuel - les Engagés et le MR - a parfois sous-entendu que les organisations syndicales ne sont pas représentatives. Compte tenu du taux de syndicalisation dans l’enseignement et notamment à la CSC Enseignement, je peux vous dire que c’est tout à fait faux. Le mardi 28, nous organiserons une grève générale. Ces deux journées de grève seront précédées d’actions symboliques et d’arrêts de travail dans les écoles.
Pourquoi estimez-vous que le secteur de l’enseignement ne doive pas subir de coupes budgétaires?
L’école est un bien public. Une école qui fonctionne bien profite à l’ensemble de la société. On défend nos conditions de travail, mais on défend aussi une école émancipatrice pour tous et toutes au sein de laquelle tout le monde peut s’épanouir et tout le monde a ses chances. Avoir des profs épanouis, des plus petites classes, avoir le temps de faire de la remédiation, lutter contre la pénurie pour que tous les enfants puissent bénéficier par exemple d’un accompagnement personnalisé, c’est une plus-value pour l’ensemble de la société. On ne se mobilise pas pour des questions corporatistes, on défend vraiment une vision de la société. Quand on reproche au gouvernement de faire des économies dans le technique de qualification et le professionnel, c’est précisément parce qu’il économise dans des filières où on a des élèves qui ont parfois eu des parcours plus compliqués et sont plus en difficulté.
Comment résoudre la pénurie des enseignants?
Ce qu’on souhaite c’est que la pénurie soit résolue par le haut, c’est-à-dire que le métier soit rendu attractif avec un maximum de gens bien formés et un bon statut. Le gouvernement a tendance à faire l’inverse: donner la possibilité d’engager n’importe quel adulte, sans titre, avec des sous-statuts et sans compétences pédagogiques. Si on développe cette voie, ça risque d’être une catastrophe surtout pour les élèves en difficulté.
Rendre le métier plus attractif est en lien avec les conditions de travail: outre l’aspect financier, la réduction de la taille des classes permettrait de faire du travail plus individuel avec les élèves. Et si on diminue la charge administrative, les profs auront davantage de temps pour faire ce pour quoi ils se sont engagés dans le métier: travailler avec les élèves et les faire progresser.
Un autre point pour lutter contre la pénurie, c’est augmenter la mixité sociale des établissements. Pour le moment, on a des écoles qui sont des ghettos de pauvres qui cumulent tous les problèmes: médicaux, de violence, scolaires, absentéisme… Et dans ces écoles-là, c’est assez compliqué de travailler. À partir du moment où on a plus de mixité sociale dans les écoles, les difficulté sont lissées sur l’ensemble du territoire.
Le décret inscription ne remplit-il pas ses objectifs?
Le décret inscription fonctionne un peu mais n’intervient que pour la première secondaire. Des établissements qui sont forcés d’accueillir un certain public en première proposent ensuite gentiment aux élèves d’aller voir ailleurs parce que soi-disant, «ça leur conviendra mieux». On pense qu’il faut viser une meilleure mixité sociale dès le début de la scolarité, l’idéal étant que ça commence en maternelle.
L’idée que nous soutenons intitulée «Une place pour chaque enfant dans une bonne école» est d’avoir un décret inscription qui proposerait une école aux parents. Il y aurait une forme de logiciel qui permettrait de répartir de manière plus uniforme les élèves en fonction de leur indice socio-économique. Les parents pourraient accepter la proposition ou la refuser puisque dans la Constitution belge, le choix de l’école est laissé aux parents. Nous faisons l’hypothèse que 50 à 70% des parents accepteraient la proposition, et les autres prendraient les places qui resteraient. Des simulations ont été faites à Bruxelles, et on ferait de la sorte disparaître les ghettos de pauvres.
Infos sur les actions et les grèves à venir:
www.lacsc.be/csc-enseignement/actualites/action-enseignement-essentiel
La CSC Enseignement soutient l’initiative citoyenne «Une place pour chaque enfant dans une bonne école» pour améliorer la mixité sociale et la qualité de l’enseignement. Xavier Toussaint explique ce soutien dans une vidéo à voir sur https://brnw.ch/csc_opinion_aped