SANS BORNES /
La mer du Nord et la mer Baltique, possibles cibles de l’espionnage russe
Traduction AC-ML / Texte - Ellen Debackere, Luc Van Bakel et Lise Van Rickstal | VRT NWS / Photos - Morten Krüger et Jorn Urbain
Depuis le début de la guerre en Ukraine, des dizaines de « navires de recherche » battant pavillon russe ont été repérés dans les environs proches d’infrastructures critiques en mer du Nord et en mer Baltique, selon une enquête de VRT NWS, des médias hollandais, allemands, norvégiens et estoniens. « Ces navires n’ont pas commis de faits d’espionnage per se ; il s’agit de suspicion qualifiée de très forte ».
Mi-juin 2024. Le long des côtes suédoises et allemandes glisse le navire de recherche russe Sibiryakov. Sans émettre de communication SIA (Signalement Identification Automatique) obligatoire et sans faire connaître sa position. Un consortium international de journalistes a localisé des message en morse provenant du bateau et a envoyé un drone pour le photographier. Ces photos montrent non seulement que des militaires armés se trouvent à bord mais aussi qu’un navire de la défense danoise talonne le Sibiryakov et finit par le forcer à quitter ses eaux territoriales.
L’incident du Sibiryakov n’est pas un cas isolé, selon l’enquête menée l’année passée par VRT NWS, en collaboration avec KRO-NCRV (Pays-Bas), Norddeutscher et Westdeutscher Rundfunk (Allemagne), Süddeutsche Zeitung (Allemagne), Norsk Rikskringkasting (Norvège) et Eesti Rahvusringhääling (Estonie). Cette enquête comportait deux volets. Il s’est tout d’abord s’agit de suivre les navires russes, bateaux de pêche comme porte-containers, passant par la mer du Nord. Ensuite, les trajets de 72 navires russes spécialisés ont été analysés. Ces navires étaient tous capables d’effectuer des recherches sur les fonds sous-marins. Les déplacements de ces derniers ont été retracés depuis le début de la guerre en Ukraine (février 2022). Les données SIA ont été analysées (transmettant, entre autre, leur position) et des centaines de messages en morse ont été déchiffrés. Ces données ont révélé que l’espionnage russe se focalise aussi bien en mer du Nord qu’en mer Baltique.
Comportement suspect
De ces 72 navires de recherche russes spécialisés se trouvant dans les eaux européennes lors de l’enquête, 16 ont eu jusqu’à 60 comportements suspects. Il s’agissait de mouvements suspects devant les côtes hollandaises, allemandes, norvégiennes, danoises, estoniennes, finlandaises ou anglaises. Ces bateaux naviguaient extrêmement lentement, suivaient des itinéraires étranges et s’arrêtaient longtemps à certains endroits précis. A titre d’exemple, le navire de recherche russe Admiral Vladimirsky a navigué lentement à plusieurs reprises dans le zone économique exclusive (ZEE) des Pays-Bas, une région maritime s’éloignant jusqu’à 370 kilomètres des côtes. D’autres navires se sont rapprochés des côtes et sont entrés dans les eaux territoriales. Ici aussi, une huitaine de comportements suspects ont été identifiés.
Naturellement, un bateau se déplaçant lentement ne commet pas nécessairement des actes d’espionnage mais peut être indicateur de tels faits, selon les experts. « A l’aide d’appareils très avancés, ils localisent notre infrastructure critique, dans l’objectif de pouvoir la saboter », explique James Appathurai lors d’une interview avec VRT NWS. Le secrétaire général adjoint pour l’Innovation, hybride et cybernétique, de l’OTAN a constaté en 2024 « une augmentation des menaces contre nos pays, en termes de sabotage, interférence politique, désinformation, migration forcée et attaques des infrastructures sous-marines critiques ». Ces menaces « font partie d’un plan contre lequel nous devons nous défendre. Nous accomplissons beaucoup mais nous sommes encore insuffisamment préparés ».
Soldats à bord
Nos recherches révèlent également que certains des 72 navires russes suivis avaient des soldats armés à bord. C’est le cas du Sibiryakov mais aussi du Yevgeny Gorigledzhan : des journalistes danois ont photographié ce navire de recherche russe en octobre 2023 alors qu’il naviguait vers les Pays-Bas. Leurs photos montrent clairement des soldats armés à bord. C’est frappant car la majorité des navires impliqués ne font pas officiellement partie des forces armées russes ».
« La différence entre les navires de recherche et les navires militaires russes est assez floue », confirme James Appathurai. « Nous savons que dans la plupart des cas, ils sont étroitement liés ».
Nos recherches montrent que ces 72 navires de recherche russes ne sont pas les seuls à représenter un danger potentiel. Tous les navires battant pavillon russe peuvent constituer une menace à l’heure actuelle. Il en va de même pour les bateaux de pêche, les bateaux de plaisance et les porte-conteneurs.
Navires fantômes
Sur l’ensemble des navires russes ayant traversé la mer du Nord depuis le début de l’année 2024, environ 70 étaient des « navires fantômes » : des navires qui avaient désactivé leur système SIA pendant au moins quatre heures et avaient parcouru au moins 200 kilomètres dans ce laps de temps. Ces voyages fantômes ne sont pas innocents : la partie belge de la mer du Nord, d’une superficie équivalente à celle de la province de Flandre-Occidentale, regorge d’infrastructures importantes.
Il suffit de penser aux 160 kilomètres de gazoducs, aux 200 kilomètres de câbles électriques et aux plus de 900 kilomètres de câbles de télécommunications reposant sous le niveau de la mer. La mer du Nord est aussi l’une des voies maritimes les plus fréquentées et abrite des centaines d’éoliennes.
Il est impossible de savoir ce que font exactement les « navires fantômes » quand leur système SIA est désactivé. Effectuent-ils des missions d’espionnage ? On ne peut l’affirmer avec certitude mais leur comportement est hautement suspect.

Contrôlés par la marine
La marine belge confirme qu’il arrive fréquemment que des navires désactivent leur équipement SIA. « En mer du Nord et dans la Manche, nous constatons régulièrement que des navires de pays non membres de l’OTAN le font pour compliquer le suivi de leurs mouvements dans nos zones », explique le capitaine de frégate Kurt De Winter, directeur du Centre d’opérations maritimes de Zeebrugge. « C’est pourquoi le Carrefour d’information maritime surveille ces navires de deux manières. D’une part, à l’aide de capteurs tels que SIA, d’images radar, images de caméra et observations par satellite, et d’autre part, sur base d’un suivi physique en mer par un navire de patrouille de la marine, des avions, hélicoptères ou drones ».
La marine belge est bien consciente de la menace russe : ces dernières années, les deux navires de patrouille belges, Castor et Pollux, ont principalement traqué des navires russes, sous la direction du Centre d’opérations maritimes. En 2023, la marine a effectué 61 missions de surveillance de navires non membres de l’OTAN, dont 92 % battaient pavillon russe. En 2024, ce chiffre était de 51 au début du mois d’août et 89 % des navires surveillés pendant cette période avaient la nationalité russe.
La Cellule de sécurité maritime, l’un des partenaires du Carrefour d’information maritime, estime que huit navires soupçonnés d’espionnage ont traversé notre zone économique exclusive entre janvier et août 2024. « Ces navires n’ont pas nécessairement perpétré des actes d’espionnage dans notre ZEE, mais il sont fortement soupçonnés d’espionnage ». Il s’agit principalement de navires russes, mais d’autres navires, tels que chinois, sont également soupçonnés des mêmes faits ».
A plus grande échelle
« Pour être clair, cela fait au moins 20 ans que cela dure », explique Jonathan Holslag, professeur de politique internationale. « Ce n’est que depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie que l’on y prête plus attention. Avant cela, nous sommes dans le flou. Peut-être que des charges explosives ont déjà été placées près des câbles » ?
Selon M. Holslag, les conséquences pourraient être dramatiques pour l’Occident en cas de « conflit de grande ampleur » avec la Russie, si ces câbles sous-marins devenaient une cible. « Plus de 90 % de nos communications numériques passent par ces câbles. Nous ne pouvons pas les capter avec des satellites».
M. Holslag reconnaît qu’en termes de protection, « des mesures ont déjà été prises », mais il plaide pour une collaboration à plus grande échelle. « Beaucoup de ces câbles traversent également l’Atlantique et nous y sommes beaucoup moins présents pour contrôler ce que font les navires de recherche russes. Nous devons nous engager au-delà de nos propres côtes et de notre zone économique exclusive ».
NorthSeal doit aider à sécuriser l’infrastructure critique
Le ministre sortant de la mer du Nord, Paul Van Tigchelt, a annoncé l’année dernière le lancement de NorthSeal, une plateforme visant à mieux sécuriser l’infrastructure critique en mer du Nord. Cette initiative collaborative entre la Belgique et cinq autres pays de la mer du Nord - Pays-Bas, Allemagne, Norvège, Royaume-Uni et Danemark - est déjà opérationnelle. NorthSeal permet aux six partenaires de surveiller les activités suspectes en mer, d’échanger des informations en temps réel et de réagir de manière coordonnée.
La plateforme est conçue pour également permettre à l’OTAN de participer à l’échange d’informations. L’alliance est incluse dans NorthSeal en tant que partenaire optionnel et a accès aux informations partagées par les autres pays.