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FACE À FACE /

Extrême-droite: le paradoxe belge

TEXTE David Morelli | PHOTO CRISP/Frédéric Pauwels-Collectif HUMA | 17 AVRIL 2024 | TEMPS DE LECTURE: 7 MINUTES

L’extrême-droite reste très marginale sur le plan électoral en Belgique francophone. Cette situation pourrait-elle évoluer? Benjamin Biard, politologue au Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), apporte un éclairage qui invite à la vigilance.

L’année 2024 sera celle de toutes les élections: élections communales, régionales, provinciales, communautaires, fédérales et européennes. Mais aussi de tous les dangers: comme à chaque scrutin, mais de manière particulièrement aigue cette année, l’ombre du plébiscite de l’extrême droite (ED) plane dangereusement au-dessus des urnes. Au fil des élections et des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale qui s’estompent, cette ombre s’étend: les idées qui fondent cette idéologie - qui a conduit au fascisme et au nazisme! - semblent attirer un nombre dangereusement croissant de citoyens en Europe. Et en Belgique? L’implantation de l’ED y est paradoxale. En effet, alors que de récents sondages révèlent que le Vlaams Belang, désormais premier parti de Flandre, séduit plus d’un électeur flamand sur quatre, l’extrême droite wallonne reste insignifiante sur le plan électoral. Comment expliquer la différence structurelle entre la situation en Flandre et dans le reste du pays?

Un terreau wallon pour l’extrême-droite

Benjamin Biard a donné des pistes de réponses à l’occasion d’une journée d’étude sur l’extrême-droite organisée par la CSC. «On peut regarder soit du côté de l’offre électorale, c’est-à-dire de la présence de listes d’extrême droite lors des élections, soit du côté la demande électorale, c’est-à-dire de ce que les citoyens attendent en termes politiques dans la société.»

Du côté de la demande électorale, il constate que le Wallon n’est pas nécessairement tellement différent du Flamand. «Alors que circule le stéréotype d’une population flamande plus raciste et fermée, on constate que le terreau qui permettrait à l’ED de pousser en Belgique francophone est bel et bien là.» Un ouvrage (1) et plusieurs enquêtes qui témoignent de la perception de l’immigration par la population fondent cet inquiétant constat. À des affirmations telles que «Les immigrés prennent l’emploi des travailleurs natifs» ou «Les immigrés profitent davantage des services sociaux et de santé qu’ils ne contribuent au budget de l’État», l’expert du Crisp fait le constat qu’il y a au moins autant de Wallons d’accord avec ces propositions que de Flamands! Pas de différences fondamentales donc en termes de demande électorale.

Le paradoxe de l’offre

À côté de la demande électorale, il existe aussi une offre depuis longtemps, mais qui ne parvient pas à se structurer et à se développer en Wallonie. Pour M. Biard, au moins cinq facteurs permettent de le comprendre.

Le premier, c’est que l’extrême droite en Belgique francophone (ED-FR) connaît des querelles internes extrêmement fortes depuis de nombreuses années. Le second, c’est l’incapacité de l’ED francophone à présenter un leader charismatique permettant de rassembler les foules.

Troisième élément: le sentiment d’identité nationale en Flandre est beaucoup plus développé que le sentiment d’identité wallon ou belge. «Il est plus difficile pour un parti par essence nationaliste de proposer un discours qui va accrocher au sein d’une population dont le sentiment d’identité nationale, régionale ou communautaire est inférieur, toute proportion gardée.»

Le quatrième élément, c’est le fameux cordon sanitaire médiatique, en vigueur en Belgique francophone uniquement. Cette initiative a été prise par la RTBF suite aux élections du 24 novembre 1991 - rapidement qualifiées de «dimanche noir» - qui ont vu le Vlaams Blok (ancien nom du Vlaams Belang) réaliser une percée électorale inédite, avec plus de 10% des voix valablement exprimées.

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«Il y a plusieurs facteurs qui expliquent la faiblesse de l’extrême droite en Wallonie, mais on voit en même temps que le terreau est prêt.»

Benjamin Biard

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Ce mécanisme va être appliqué par les autres médias et va voir sa légitimité accrue à travers le temps. Durant les années 2010, il va même gagner un statut légal. Concrètement, ce cordon sanitaire médiatique consiste à empêcher que les partis, représentants ou mouvements non respectueux des principes et valeurs démocratiques (partis d’extrême droite, partis religieux fondamentalistes, etc.) disposent d’un temps de parole libre (émissions en plateau, débats…) en direct. En revanche, les journalistes ont le droit - et ils y sont même invités - de parler de l’extrême droite et de son programme, à la condition de mettre en perspective ce courant politique et ses idées. «Cette mesure réduit la visibilité de l’extrême droite et entretient une certaine image du «diable» en politique, développe M. Biard. Ne pas leur donner la parole tue dans l’œuf toute stratégie de normalisation.»

Rester mobilisé

À ces quatre facteurs, vient se greffer un cinquième: la mobilisation de la société civile. Les organisations syndicales en sont l’un des acteurs essentiels. Des acteurs qui tiennent chacun une série de rôles assez complémentaires: rôle d’information et de communication pour permettre de comprendre et démasquer l’ED, travail éducatif et culturel pour lutter contre l’ED en amont, pression sur les autorités publiques, etc. «Cette mobilisation a un impact très important car elle empêche ou, en tout cas, rend plus difficile la mobilisation, voire même la structuration de l’extrême droite.» La CSC est particulièrement active en la matière en participant, par exemple, à la coalition 8 mai et aux coalitions antifascistes régionales.

Est-ce que pour autant la Wallonie est «immunisée» contre le développement de l’ED? Le politologue ne le croit pas du tout: «Je pense qu’il y a plusieurs facteurs qui expliquent la faiblesse de l’extrême droite en Wallonie, mais on voit en même temps que le terreau est prêt. Ça s’explique notamment par des considérations économiques mais aussi politiques, du fait de la plus grande méfiance de la population à l’égard du fonctionnement de la démocratie représentative. On voit qu’elle pourrait prendre une place importante si un de ces facteurs ou acteurs venait à affaiblir sa mobilisation. À l’étranger, d’ailleurs, plusieurs cas nous ont récemment rappelé que l’extrême droite pouvait très rapidement gagner en importance au sein des paysages partisans nationaux.»

AFD: Une contamination rapide et durable

L’expansion de l’AFD en Allemagne illustre le développe-ment possible et rapide d’un parti d’extrême-droite dans un milieu, comme en Wallonie, dont elle avait quasiment disparu.

De la fin de la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 2010, l’extrême-droite n’a pas réussi à se restructurer en Allemagne et n’a pas réussi à dépasser les 5%. En 2013, le parti Alternative pour l’Allemagne (AFD) s’est créé sur la base de positions eurosceptiques mais, rapidement, les positions anti-immigration sont réapparues. L’année même de sa création, l’AFD a présenté des listes électorales et a récolté presque 5%, un record face aux autres formations depuis la guerre. En 2017, elle frôlait les 13%, devenant un parti avec lequel il faut désormais composer, susceptible d’influencer l’opinion et de répercuter ses interventions au sein des institutions dans lesquelles elle était présente. Malgré un léger déclin en 2021, ce parti reste au-dessus du seuil de 10%, le rendant inhérent au système. En juillet 2023 l’AFD a remporté une élection locale. Pour la première fois depuis la fondation de la République fédérale d’Allemagne, en 1949, l’extrême droite va diriger un arrondissement.

«Cet exemple doit nous alerter au niveau wallon et francophone, avertit Benjamin Biard. L’extrême droite n’est pas présente de manière structurelle en Wallonie depuis longtemps mais elle pourrait, selon l’exemple allemand, se développer davantage. Personne, finalement ne peut prétendre être immunisé ad vitam aeternam face à l’extrême droite.»