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FACE À FACE /

Franca Salis-Madini L’intelligence artificielle: enjeux et défis pour les délégués

ENTRETIEN Donatienne Coppieters | PHOTO CFDT et Unsplash | TEMPS DE LECTURE: 5,6 MINUTES | 15 MARS 2023

Franca Salis-Madinier est secrétaire nationale de la CFDT (France) et vice-présidente du groupe des travailleurs du Comité économique et social européen (CESE). Auteur d’un guide sur l’intelligence artificielle, elle veut outiller les cadres et les délégués syndicaux pour leur faire prendre conscience de ses enjeux pour le monde du travail.

Qu’est-ce qui vous a conduit à mener une réflexion sur l’IA à la CFDT?

C’est au Conseil économique et social européen que j’ai commencé à m’intéresser au sujet. Dès 2017, nous avons émis plusieurs avis où on a souligné de nombreux enjeux pour le travail et la société.

Dans le même temps, à la CFDT, on parlait surtout de robots, d’automatisation, avec un focus sur le secteur de l’industrie, mais on avait complètement occulté la particularité de l’IA. À partir de là, il fallait qu’on organise en France une réflexion autour de l’IA et ses impacts sur le travail.

En 2018, nous avons organisé un grand débat avec des membres de la Commission européenne, des chercheurs qui travaillaient sur l’IA, la commission nationale «Informatique et libertés», la CNIL en charge de l’application du RGPD, des entreprises… Les délégués syndicaux ont exprimé beaucoup de peurs par rapport à l’IA, notamment concernant la perte d’emplois et le remplacement de l’homme par la machine. Nous avons compris que celle-ci ne faisait pas l’objet d’un dialogue social dans les entreprises, qu’elle était souvent imposée sans concertation sociale.

Quelle a été votre approche de travail avec les délégués syndicaux?

Il fallait démystifier le sujet et voir comment se l’approprier de manière syndicale. À la suite de ce comité, on a listé des points d’attention pour la CFDT Cadres: les discriminations, la transparence et l’explicabilité des résultats de l’IA, l’emploi, les compétences, la formation…

Nous avons ensuite mis en place un groupe de travail avec des délégués syndicaux dans certains secteurs. Face au constat qu’il y avait besoin d’outils pour démystifier le sujet et en faire un sujet de dialogue social pour nos militants et adhérents, on a publié en 2022 le «Guide de l’intelligence artificielle au travail. Vos droits face aux algorithmes».

Quelles sont les principales inquiétudes des représentants des travailleurs par rapport à l’IA?

La question récurrente est comment savoir si mon entreprise utilise l’IA. Les inquiétudes portent sur la fracture numérique et le contrôle des travailleurs. Comment savoir si les managers utilisent les outils de flicage, s’ils collectent les données, s’ils les exploitent...? Microsoft 365 peut récolter toutes les données des travailleurs: où vous êtes, à quelle vitesse vous tapez, votre temps de travail, si vous visitez des sites pro ou personnels. Il y a de l’opacité parce qu’il n’y a pas de consultation ni de dialogue social autour de ce contrôle.

Dans quels secteurs l’intelligence artificielle est-elle la plus ancrée?

Les banques étaient déjà très en amont des processus de numérisation et elles continuent à utiliser l’IA. Les secteurs des assurances et de la finance ont automatisé beaucoup de tâches dont l’engagement des cols blancs. La banque américaine JP Morgan par exemple a ouvert des agences qui, grâce à l’IA, ont besoin de 10 fois moins de salariés. Dans l’automobile et l’industrie, aujourd’hui, vous avez besoin d’une personne au lieu de 20 pour superviser les tâches. Dans l’industrie, elle est utilisée dans certains chantiers des grosses entreprises pour éviter les tâches dangereuses. Des machines et des objets sont de plus en plus cconnectés avec l’IA.

L’IA est aussi beaucoup utilisée dans des entreprises telles que L’Oréal ou Louis Vuitton pour des stratégies marketing. Par exemple, les achats tracés par les cookies vont être utilisés comme des prédictions et mieux cibler la pub.

Dans le secteur des services et des soins, à présent, elle concerne aussi les tâches cognitives dans les domaines médicaux, journalistiques, les métiers judiciaires notamment.

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«Il est temps pour les syndicats de prendre conscience des opportunités, des enjeux et des risques déjà concrets de l’IA par rapport aux utilisations qui ne sont pas de la fiction. Cela doit se faire par la formation syndicale.»

FRANCA SALIS-MADINIER

Quels sont les enjeux dont les syndicats et les délégués syndicaux devraient se saisir?

Les délégués doivent apprendre à faire le lien entre l’IA et leurs conséquences pour les travailleurs. Pour que l’IA soit utilisée positivement, il faut que les syndicats participent à la gouvernance des données utilisée par l’IA et connaissent la réalité de l’IA dans leur entreprise.

La première démarche à faire est de poser des questions à la direction lors des réunions du conseil d’entreprise. L’entreprise utilise-t-elle l’IA? Dans quel domaine, pour quelle finalité? Est-ce proportionné et utile pour telle finalité? Quels sont ses impacts positifs et négatifs? Sur les discriminations, l’égalité femme-homme? Sur le recrutement si c’est une machine qui sélectionne? Avec quels critères? Les données des salariés sont-elles récoltées et si oui, qu’en fait-on? Servent-elle à contrôler les salariés? Quels sont les gains de productivité? Cela aura-t-il des conséquences sur l’emploi? Comment on accompagne les personnes pour qu’elles aient de bonnes compétences et qu’elles puissent travailler avec ces machines?

Quand on introduit une nouvelle technologie, les CE doivent être consultés et donner leur avis. Mais l’IA n’est pas présentée comme une nouvelle technologie. Aujourd’hui, l’utilisation de l’IA dans les entreprises se fait en contournant le consentement individuel et les syndicats.

Par exemple, Microsoft 365 n’est pas considéré comme une nouvelle technologie, mais comme un programme informatique. En conséquence, il n’y a pas de consultation sur son adoption alors que ce logiciel est capable d’enregistrer toutes les données d’un salarié qui peut être soumis à un contrôle 24h sur 24. Et ce n’est pas négocié avec les représentants des travailleurs!

Faudrait-il une loi spécifique sur l’usage de l’IA?

Il y a déjà bon nombre de lois et de règlements qui couvrent une grande partie des problèmes liés à l’IA: pour l’égalité des femmes et des hommes, pour lutter contre les discriminations, pour la protection de la santé et la sécurité au travail, le RGPD... Les outils existent mais sont peu utilisés quand il s’agit de l’IA parce qu’on ne fait pas le lien.

Au niveau européen, un règlement «AI Act» est en préparation. Il devrait être adopté en 2024, mais il comprend peu de choses sur le travail. Il ne reconnait pas le rôle des travailleurs par rapport à ces technologies et aux questions qu’ils doivent se poser. Il faudrait une directive qui reprenne tous les enjeux et les risques de l’IA par rapport au monde du travail. C’est ce que défend la CES.

Pourrait-on envisager un label éthique IA?

On pourrait avoir un label européen pour les entreprises qui veulent s’engager à l’utilisation éthique de l’IA. Mais tous les acteurs dont on utilise les outils tous les jours ne sont pas européens. Les systèmes d’IA viennent notamment de Chine et des États-Unis. Les citoyens chinois n’ont pas beaucoup à dire sur leurs données personnelles. Il faudrait une certification de conformité aux valeurs européennes. On l’avait proposé dans un avis au CESE.

L’Europe s’est dotée de règlements: le Digital Market Act (DMA) et le Digital Service Act (DSA) pour dire que, lorsqu’un opérateur opère en Europe, il doit se conformer au règlement européen. Par exemple, Microsoft est utilisé dans toutes les entreprises de tous les secteurs et les données ne peuvent pas être données au gouvernement américain sans autorisation européenne.

On est face à des enjeux économiques, technologiques et de pouvoir sur les peuples, les citoyens, les travailleurs. Comment faire pour utiliser des technologies qui soient bonnes dans le monde du travail et dans la société? Il s’agit d’exploiter les opportunités tout en interrogeant la place de l’humain quand on est face à un management algorithmique. Les décisions doivent être supervisées par l’humain. Celui-ci doit avoir le dernier mot et doit pouvoir désobéir à une injonction donnée par un algorithme.

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«Le Guide de l’intelligence artificielle, vos droits face aux algorithmes»

Franca Salis-Madinier éditions Eyrolles, janvier 2022 - 224 pages - 25 € - en vente en librairies.

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Intelligence artificielle au travail - Guide à destination des militants

Qu’est-ce que l’IA? Quels sont les principes majeurs dont vous devez tenir compte lorsque vous négociez à ce propos avec votre employeur? Quelles questions poser à votre employeur pour aborder le sujet?... Réponses dans cette brochure éditée en octobre 2022 par la CSC.

À télécharger sur lacsc.be/

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